Charmes

Carminabase est une base de données en ligne de formules d’incantation médiévales. Cet instrument de travail et de recherche s’adresse à des médiévistes spécialistes de la magie, de la médecine ou de la parole. Il fournit à la fois un accès direct et aisé aux sources de la pratique et un outil performant rendant possible la mise en série des textes et leur examen systématique.

Présentation scientifique

Au sein des sources médiévales, les formules d’incantation relèvent de deux domaines distincts et difficiles à articuler : la pratique et la doctrine. Du côté de la doctrine, la notion de pouvoir des mots, virtus verborum, a fait l’objet de controverses scientifiques et philosophiques entre le XIIIe et le XVe siècle1. Ces élaborations prenaient appui sur des exemples qui permettent d’esquisser une définition de la pratique incantatoire médiévale, par la médiation de la doctrine. Pour les savants médiévaux, une incantation est un fragment de langage oral ou écrit : qu'elle soit récitée, lue, chantée ou mise par écrit et portée sur soi, la formule incantatoire est composée de mots. Elle n’a pas nécessairement d’interlocuteur : la formule incantatoire n'est pas un acte de communication cherchant à informer, mais une action visant un effet. Elle possède une efficacité concrète : l’incantation est mobilisée pour sortir d’une situation difficile et constitue un remède pouvant s’appliquer à un homme, un animal, une plante ou un objet. De l’acte thérapeutique au rite liturgique, de la consultation divinatoire à la magie d’influence, la pratique incantatoire est définie comme la mise en œuvre d’une certaine forme de parole, une parole efficace.

Du côté de la pratique, cependant, l’incantation est un objet historique difficile à appréhender. Les formules ont un caractère intemporel. Ce sont des documents bruts, livrés sans commentaires sur leur mise en pratique ou leur mode de fonctionnement. Les mêmes incantations sont transmises d'un siècle à l'autre, dans une forme fixe. Leur efficience ne fait l’objet d’aucune justification dans les sources qui les prescrivent ; elle est simplement mise en œuvre. En outre, l’oralité domine dans ces pratiques, à la fois dans leur mise en œuvre et dans les modalités de leur transmission. Ces éléments imposent une limite à la saisie historique des pratiques incantatoires : celles-ci semblent se situer d’emblée hors d’atteinte d’un observateur du XXIe siècle.

Pourtant, des formules d’incantation sont conservées dans les manuscrits et disent quelque chose des pratiques médiévales, si insaisissables soient-elles. Ce sont des textes conçus pour être utilisés, comme l’atteste la présence de marques d’oralité ; leur structure même est orientée vers la « performance »2. Il est possible, à partir de ces documents, de bâtir une histoire anthropologique et sociale de la pratique incantatoire au Moyen Âge. Des études récentes ont apporté un éclairage sur diverses facettes des usages performatifs de la parole au Moyen Âge, dans le domaine de la magie3, de la liturgie4, de la médecine5, de la prédication6 ou plus largement de la vie quotidienne7. Mais l’accès aux textes, leur repérage, demeurent problématiques. Le projet Carminabase répond à cette difficulté par un outil de recensement systématique des formules d'incantation. Il s’agit ainsi de les rassembler en nombre suffisant pour fournir des bases solides à l’enquête historique8.

Le fonds de Carminabase est composé de formules copiées entre le Xe et le XVe siècle dans des manuscrits européens, quelle que soient leurs domaines d’application et leur posologie. Ces formules ont pu être copiées dans divers contextes : recueil de recettes, feuille volante ou marges d’un manuscrit, traité de médecine, récit d’exempla, etc. Le premier corpus exploité pour Carminabase sont les collections médiévales de recettes, qui représentent un immense gisement de formules d’incantation encore peu connu et peu exploité. Ce corpus comprend un nombre non négligeable de « charmes », un terme provenant du latin médiéval carmina et désignant une recette fondée non sur un remède pharmacologique, mais sur une administration de mots. La littérature de recettes a été régulièrement éditée depuis un siècle, sans faire l'objet d'un classement systématique. Elle n’est guère exploitée par les historiens de la médecine, mais a été ponctuellement utilisée par des lexicographes ; les éditions de textes sont inégales selon les aires linguistiques.

Dans un premier temps, la collecte de sources pour nourrir la base a été restreinte suivant deux critères : seules les formules en latin ou langues romanes ayant déjà fait l’objet d’une édition ont été intégrées à la base. Le repérage et l’indexation des charmes s’est fondé sur les travaux Paul Meyer, qui a publié de nombreuses recettes médicales en français entre 1885 et 19119, ainsi que ceux d'autres historiens ayant édité et/ou étudié des manuscrits contenant des recettes en latin10 ou en langues romanes11.

Par la suite, la collecte pourra être élargie aux formules rédigées dans d’autres langues – notamment en vieil anglais ou en anglo-saxon12, aux formules n’ayant pas fait l’objet d’une édition, puis à d’autres types de formules à visée performative.

Structuration de la base

Chaque charme recensé Carminabase dans fait l’objet d’une fiche descriptive indiquant les éléments suivants :

  • Date de copie du charme
  • Langue(s) utilisées
  • Texte intégral de la formule et traduction en français
  • Éléments d’analyse : domaine d’application du charme, fonction, forme textuelle (prose, vers), composants
  • Éléments de critique textuelle (référence du manuscrit, emplacement du charme dans le manuscrit, référence de l’édition, indications bibliographiques)
  • Liens avec les formules comparables de la base.

L'interrogation peut être conduite en combinant requêtes plein texte et filtrage par "facettes" sur les champs de métadonnées disponibles.

Équipe

Direction scientifique

  • Béatrice Delaurenti, maître de conférences de l’EHESS (Centre de Recherches historiques).

Coordination, saisie des fiches

  • Diane Carron, ingénieure d'études de l'EHESS (Centre de Recherches historiques).

Direction informatique

  • Jean-Damien Généro, ingénieur d'études du CNRS (Centre de Recherches historiques, depuis 2020).

Comité scientifique

  • Jacques Berlioz, directeur de recherche émérite au CNRS (Centre de Recherches historiques).
  • Edina Bozoky, maître de conférences émérite en histoire médiévale (CESCM de Poitiers).
  • Anne Mathieu, maître de conférences à l’Université Paul Valéry de Montpellier (Département d'études anglophones).
  • Katelyn Mesler, post-doctorante à l’Institut für Jüdische Studien, Westfälische Wilhelms-Universität, Münster, Allemagne.
  • Marie-Anne-Polo de Beaulieu, directrice de recherche émérite au CNRS (Centre de Recherches historiques).

Contributeurs, saisie des données

  • Joseph Regnault de la Mothe, stagiaire de Master 1 de l'EHESS (2021).
  • Valentine Viaud, stagiaire de Master 1 de l'EHESS (2021).
  • Tim Hertogh, étudiant, Université d'Utrecht  (2022).
  • Anne Pierrot, stagiaire de Master 1 de l'EHESS (2022).

Réalisation du site

  • Direction du projet : Centre de recherches historiques (UMR 8558).
  • Financement : Centre de recherches historiques, Direction des systèmes d'information de l'EHESS.
  • Conception et développement du site internet : Joachim Dornbusch (EHESS, 2017-2022), Guillaume Quéruel (CNRS, 2017-2019), Jean-Damien Généro (CNRS, depuis 2020).
  • Graphisme : Fabien Salzillo (Idetic SS2L), Aude Nogatchewsky (Lili-web).
  • Maintenance du site internet : Joachim Dornbusch, Jean-Damien Généro.
  • Hébergement : EHESS.

Présentation rédigée le 18 novembre 2020 et mise à jour le 15 juin 2022.

1 Voir Béatrice Delaurenti, La Puissance des mots : « virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, Cerf, 2007.

2 Sur les marques d’oralité dans les charmes médiévaux, voir Lea T. Olsan, « Latin Charms of Medieval England : Verbal Healing in a Christian Oral Tradition », Oral tradition, 7 (1992), p. 116-142.

3 Les experimenta magiques font une place aux incantations, parmi d’autres modes opératoires. À ce sujet, voir Richard Kieckhefer, Forbidden rites. A necromancer's manual of the fifteenth century, Pennsylvannia State University Press, 1997 ; Anne Mathieu, « Stratégies du double dans deux conjurations magiques de l'Angleterre anglos-saxonne », dans Magie et illusion au Moyen Âge, Aix-en-Provence : Publications du CUER MA (Senefiance, 42), 1999, p. 341-349 ; Julien Véronèse, « Parole et signes efficaces dans le Picatrix latin », dans Images et magie. Picatrix entre Orient et Occident, dans J.-P. Boudet, A. Caiozzo, N. Weill-Parot (éd.), Paris, Champion, 2011, p. 163-186 ; Jean-Patrice Boudet, « Deviner dans la lumière : note sur les conjurations pyromantiques dans un manuscrit anglais du XVe siècle », dans Religion et mentalités au Moyen Âge. Mélanges Hervé Martin, Rennes, 2003, p. 523-530.

4 Voir Florence Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-IVe siècle), Brepols, 2011 ; Lester-K. Little, Benedictine Maledictions : Liturgical Cursing in Romanesque France, London: Cornell University Press, 1993. Pour un exemple de croisement entre magie et liturgie, voir Florence Chave-Mahir et Julien Véronèse, Rituel d’exorcisme ou manuel de magie ? Le manuscrit Clm 10085 de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich (début du XVe siècle), Florence : Sismel, 2015.

5 Voir Tony Hunt, Popular medicine in XIIIth century England. Introduction and texts, Cambridge : Brewer, 1990 ; Edina Bozoky, « Mythic Mediation in Healing Incantations», in S. Campbell, B. Hall et D. Klausner (éd.), Health, Disease and Healing in Medieval Culture, Hampshire, 1992, p. 55-56 ; Geneviève Xhayet, Médecine et arts divinatoires dans le monde bénédictin médiéval d’après les réceptaires de Saint-Jacques de Liège, Paris, Classique Garnier, 2010 ; Lea T. Olsan, « Charms and Prayers in Medieval Medical Theory and Practice », Social History of medicine, 16:3 (2003), p. 343-366 ; Béatrice Delaurenti, « La pratique incantatoire à l’époque scolastique. Charmes et formules des réceptaires médicaux en latin et en langues romanes (XIIIe -XVe siècle) », dans I. Draelants, C. Balouzat-Loubet (éd.), La formule au Moyen Âge, II. Actes du colloque de Nancy et Metz, 7-9 juin 2012, Turnhout : Brepols, 2015, p. 473-494 ; Katelyn Mesler, « The Three Magi and Other Christian Motifs in Medieval Hebrew Medical Incantations: A Study in the Limits of Faithful Translation » dans R. Fontaine, G. Freudenthal (éd.), Latin-into-Hebrew – Studies and Texts, vol. 1: Studies, Leyde : Brill, 2013, p. 161-216.

6 Jacques Berlioz et Marie-Anne Polo de Beaulieu, « ‘Chardon branchu, scarabée cornu..’ Charmes et sortilèges dans la Compilacio singularis exemplorum, recueil de récits exemplaires de la fin du XIIIe siècle », dans les Mélanges Gaignebet - à paraître.

7 Voir notamment Edina Bozoky, Charmes et prières apotropaïques, Turnhout : Brepols, 2003 (Typologie des sources du Moyen Age occidental ; 86).

8 Un projet de recensement de charmes médiévaux avait été lancé en 1979 par S. Parnell et Lea T. Olsan, « The Index of Charms : Purpose, Design and Implementation », Literary and Linguistic Computing, 6 (1991), p. 59-63, mais il n’a pas été achevé. Pour un exemple d’approche sérielle du matériau formulaire : Jonathan Roper, « Typologising English Charms » dans J. Roper (éd.), Charms and charming in Europe, Hampshire, 2004, p. 128-144.

9 Romania, 14 (1885), p. 485-548 ; Romania, 18, 1889, p. 571-582 ; Romania, 32 (1903), p. 18-120, p. 268-299 et p. 453 ; Romania, 35 (1906), p. 570-582 ; Bulletin de la société des anciens textes français, 32 (1906), p. 37-52 et p. 78-87 Romania, 37 (1908), p. 358-377 et p. 509-523 ; Romania, 40 (1911), p. 532-558.

10 R. Heim, « Incantamenta magica Graeca latina », Jahrbücher für classische Philologie, suppl. Bd XIX (1893) p. 463-577 ; E. Wickersheimer, Manuscrits latins de médecine du Haut Moyen Age dans les bibliothèques de France, Paris, 1966 ; D. Bailey, Anthologica latina I : carmina in codicibus scriptae, 1, Stuttgart, 1982, p. 24-27 ; J. Mc Enerney, « Precatio Terrae », Rheinisches Museum für Philologie, 1983 p. 175-187.

11 Anatole Boucherie, « Petit traité de médecine en langue vulgaire », Revue des langues romanes, 7 (1875), p. 62-71 ; Paul Dorveaux, L'Antidotaire Nicolas, deux traductions françaises, Paris, 1896 ; Jean Haust, Médicinaire liégeois du XIIIe siècle et médicinaire namurois du XVe siècle, Bruxelles, 1941 ; Clovis Brunel, « Recettes médicales du XIIIe siècle en langue de Provence », Romania, 83 (1962), p. 145-182 ; Claude de Tovar, « Contamination, interférences et tentatives de systématisation dans la tradition manuscrite des réceptaires médicaux français. Le réceptaire de Jean Sauvage », Revue d'histoire des textes, 3 (1973), p. 115-191 et 4 (1974), p. 239-288 ; Amédé Salmon, « Remèdes populaires du Moyen Âge », Études romanes dédiées à Gaston Paris, Genève, Slatkine, 1976, p. 253-266.

12 Dans ce domaine, on compte plusieurs éditions et études de recettes depuis les travaux pionniers de T.-O. Cockayne, Leechdoms, Wortcunning and Starcraft of Early England, Londres, 1864-1866, et de G. Storms, Anglosaxon Magic, La Haye, 1948. En plus des titres cités dans les notes précédentes, mentionnons l’ouvrage d’Anne Berthoin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises du Xe au XIIe siècle, Paris, 1996.